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Le presque-parfait




Lune mecanique bleue - Jerome Toretcontemporaryart-gallery


Marges de la tora : le presque-parfait

Betty Rojtman, l'Université de Jerusalem



 Récit de la Création, Tables de la Loi, eschatologie
 La Loi n'est pas tout-à-fait conforme à l'idée que nous nous faisons d'elle, elle est à prendre, comme la philosophie, avec ses marges. C'est cette complexité que véhicule dans le Midrach l'image connue des Tables brisées, qui furent conservées et placées dans l'Arche sainte à côté des nouvelles.
Comme si la Loi mosaïque ne pouvait être pensée, à l'intérieur de la cohérence traditionnelle, que dans cette juxtaposition dissymétrique : d'un côté des Tables entières mais recommencées, secondes par nature, auxquelles viennent s'ajouter, pour former le sens de la Révélation, les débris d'une origine jamais reçue.
Il y a là, bien sûr, tout un programme : une sensibilité dans le rapport à la vérité et au sens qui s'exerce à tous les niveaux, une structure de supplément dont je voudrais aujourd'hui développer un aspect particulier, et qui touche à « l'espacement » du temps, au « devenir-temps »  de la Loi dans la tradition juive.

Comme la loi, la chronicité connaît une définition stricte, idéale. Maître des âges, Dieu crée le monde en six jours : il donne une origine et un rythme à la durée. « Le septième jour, Il se reposa » : pour dire que le temps est marqué au sceau du divin, selon une respiration immémoriale, indépendante de tout événement. Ainsi le Chabbat est signe de permanence et d'immuabilité, inscription dans le réel d'une éternelle alliance.
A côté de ce principe de fixité, par quoi se fonde le rythme transcendant des semaines, un second ordre doit être défini: plus incertain et moins stable, qui règle le retour des fêtes et le cycle de l'année juive. Cette périodicité parallèle, appuyée sur le mouvement des astres, renvoie à une forme distincte de temporalité : celle qui s'instaura au quatrième jour, avec la création des deux grands luminaires. Succession des mois et des années, à laquelle la pérennité du Chabbat ne peut en rien se réduire : puisque les six Jours étaient avant, hors de toute mesure et de toute chronologie.
Semée de difficultés théoriques et pratiques, la fixation du calendrier relève de l'autorité rabbinique, chargée d'en déterminer les paramètres toujours changeants. Cette question, d'apparence purement juridique, commande de fait toute la vie religieuse. Elle prend dans les textes un relief tout à fait particulier : science de l'intervalle et du cycle, art délicat, subtil, quasi-ésotérique, que la tradition élève au rang d'une connaissance difficile et réservée :
'Ce sera là votre sagesse et votre intelligence aux yeux des  peuples.'(Deutéronome, 4, 6).
De quelle intelligence et de quelle sagesse est-il question ? Nos Maîtres enseignent : il s'agit du calcul des époques (équinoxes et solstices) et du mouvement des constellations. » (TB Chabbat, 75a).
A savoir ce qui vaut à cette compétence somme toute technique ce statut presque divinatoire, qui semble mobiliser les facultés herméneutiques et comme le génie spécifique d'Israël. En y regardant d'un peu plus près, nous tâcherons de dégager l'originalité d'un système qui relie de façon paradoxale deux types d'économie : l'une, « restreinte », visant à l'achèvement du cycle et à la circularité, et que pourrait figurer la fixité du soleil. L'autre, plus « générale », ouverte sur la fluidité incontrôlable de l'événement, dérive sidérale à laquelle renvoient symboliquement les révolutions de la lune. Cette tension naturelle entre les deux luminaires annonce la tension instituée, à chaque étape de la législation talmudique, entre un ordre de la règle et sa subversion, entre une proposition d'exactitude et son désaveu. Comme s'il eût fallu creuser -ou combler- l'exigence religieuse de vérité par une marge de nécessaire incertitude, par une « dépense » non maîtrisée qui en bouleverse les attendus.

I. La science du double registre : la fixation des fêtes

A. Le soleil et la lune

La logique du calendrier hébraïque relève d'un ordre mixte de critères : elle se règle sur le double rythme de la lune et du soleil, le recommencement des mois et le retour des années. Cependant, cette double allégeance ne signifie pas pour autant l'équivalence des repères : dans toute la littérature midrachique et cabbalistique, Israël se réclame d'une symbolique lunaire, et privilégie la cadence du mois contre celle de l'année.
Or, si le découpage des saisons sous l'égide du soleil ne fait pas difficulté, s'il pose un référent rayonnant et sûr , la mesure du temps au croissant de la lune est plus insaisissable. La « métaphore héliotropique » dont parle Derrida semble ici se distribuer entre les deux astres, entre un pôle intelligible et stable, celui du soleil lui- même, et un pôle sensible et lunaire, « improprement connu », appelé à « toujours disparaître et se dérober au regard ».  La Guemara insiste sur cette dissymétrie inscrite au fond de la voûte céleste, qui fait aussi la secrète discordance de la rythmique juive :
« Rabban Gamliel dit aux sages : voici ce que mon père m'a enseigné : la trajectoire de la lune est parfois plus longue, parfois plus courte. (...) ainsi que le dit le verset : ‘ Il a fait la lune pour marquer les temps, le soleil connaît le terme de sa course.' (Psaumes, 104, 19). (...) Le soleil, lui, connaît le terme de sa course, tandis que la lune n'en sait rien. » (Roch Hachana, 25a). Le parcours de la lune apparaît ainsi comme le prototype de l'incalculable : une forme de turbulence au sens océanique du terme , ce qui ne se laisse pas anticiper.
Pour la sensibilité judaïque, l'apparaître du soleil, en sa régularité, ne saurait donc à lui seul commander la division de la durée : encore faut-il y mêler cette incidence syncopale, cette influence lunaire, et « qu'un intervalle le sépare de ce qui n'est pas lui pour qu'il soit lui-même. »  Afin d'accorder la mouvance des fêtes à l'ordonnance des saisons , le soleil en appelle à la lune, dont on ne peut conjecturer les phases, et qui oblige à repasser par le défilé de ses surprises. Si le calendrier hébraïque reste soumis à l'ordre solaire, il est nécessairement perturbé et comme débordé du dedans par une agitation lunaire : il faudra donc, périodiquement, insérer dans l'année (solaire) un treizième mois (lunaire). Il faudra aussi déterminer la longueur variable du mois astronomique, entre vingt-neuf et trente jours . Opération délicate et risquée : c'est au Sanhédrin que reviendra de déclarer la néoménie (ou renouvellement du mois lunaire), selon les cas, le 30ème ou le 31ème jour de chaque mois, ainsi que l'année dite embolismique (ou année de treize mois lunaires), qui doit permettre, sept fois en dix-neuf ans, de rattraper le cycle du soleil.

B. Science astronomique et observation empirique

De leur propre aveu, les sages du Talmud étaient déjà suffisamment versés en astronomie pour être capables, par un pur calcul, d'établir ce calendrier introuvable : c'est pourtant sur la foi de témoins oculaires que la nouvelle lune devait être annoncée :
« Obligation est faite de sanctifier le nouveau mois à sa vue. » (Roch Hachana, 20a ). Ce renvoi à l'observation empirique laisse apparaître sa difficulté si l'on veut bien considérer - exemplairement - que le moment exact du renouvellement de la lune, qui fait l'objet de la discussion, est, de fait, invisible à l'œil nu,  repérable uniquement par hypothèse : « ce qui rend possible (la mesure du présent) ...ne se présente jamais comme tel » . Les témoins ne pourront donc apercevoir le croissant nouveau qu'à retardement (nachträglich), après le moment critique de son apparaître. Le recours au témoignage oculaire instaure ainsi une « temporisation », une différance obligée, inscrite dans la véracité même.
Ce détour souligne le caractère aléatoire et fragile du témoignage visuel, témoignage « trop humain », exposé à tous les hasards de l'incapacité ou de la malveillance. Ces dangers d'erreur ou d'approximation sont longuement soupesés par le texte talmudique, et donnent lieu à de multiples recommandations et précautions à prendre dans l'interrogatoire des témoins. Ils n'empêcheront pas pour autant le même type de critères de jouer dans les délibérations sur l'adjonction d'un treizième mois (embolismique) à la fin de l'hiver.
Quoique le rythme astronomique de ces réajustements ait été alors connu , leur mise en œuvre reste fondée sur l'observation directe de la nature : chaleur de l'air, longueur des nuits, maturité des récoltes.  La science objective est à nouveau comme suspendue : elle servira seulement de pierre de touche au contrôle des témoignages . Les assurances du pur savoir, qui devaient emporter la détermination, sont subtilement soumises à une confirmation par les sens : prise en compte d'une usure et d'un risque « qui (manquent) à retrouver (leur) compte » , va-et-vient entre connaissance et perception, qui trouble curieusement les certitudes astronomiques.

C. Théorie et praxis

Ce travail d'élaboration connaît un second facteur d'ébranlement lors de sa mise en contexte et de son actualisation existentielle ou rituelle. Entrée en jeu d'une ultime variable, qui porte sur l'infrastructure, les conditions sociologiques ou logistiques du moment :
« On ne « grossit »  l'année que lorsque cela est rendu nécessaire par l'état des routes, celui des ponts, celui des fours (où sera grillée la viande du sacrifice pascal) ; on tient compte également des pèlerins juifs qui se sont mis en route pour Jérusalem et ne sont pas encore arrivés à destination. » (Sanhédrin, 11a).
Ce critère « de convenance », d'un effet plus risqué, n'est pas moins contraignant que celui des configurations abstraites. Tempo de l'activité humaine, qui s'ajoute au mouvement des étoiles. L'acquis du savoir est ici encore mitigé par une réalité parasitaire, populaire et pragmatique.
Toute mise en œuvre de la vérité suppose ainsi un temps de latence, un déportement obligé, que la jurisprudence talmudique choisit d'intégrer au schéma de la loi même. Le tribunal prend en compte a priori, en regard de ses déductions théoriques, un coefficient circonstanciel qui en corrode insensiblement la portée.
Le premier exemple en étant l'annonce légale de l'année embolismique ou de la néoménie : si, pour des raisons techniques, la procédure n'a pu être complétée le jour même, elle sera automatiquement renvoyée au lendemain — et avec elle le commencement effectif du nouveau mois.

II. L'apparente antithèse

A. Le désir totalitaire

Cette politique du double repérage, en ses plans répétés, correspond à une tension fondamentale dont on retrouve de nombreuses traces dans la littérature midrachique. Elle pourrait prendre les allures d'une simple antinomie —entre nomos et physis, entre arbitraire et vérité.  Il y aurait, d'un côté, aspiration à l'absolu : exigence d'exactitude dans la distinction des rythmes, conscience d'une essentielle disparité des moments. La division de l'année juive en unités discrètes a pour objet de mettre en évidence leur spécificité ontologique. Ainsi le Yom Kippour, ou jour du Grand Pardon, n'est pas seulement le rendez-vous consacré de la prière et de l'expiation, mais, de façon intrinsèque, le Jour du Pardon, qui permet par nature l'effacement des fautes :
« ‘Car en ce jour, il y aura expiation sur vous afin de vous purifier ; vous serez purs de tous vos péchés devant l'Eternel'(Lévitique, 16,30).
D'où savons-nous que même en l'absence de sacrifices et de bouc émissaire le jour même a valeur d'expiation? C'est qu'il est écrit : en ce jour il y aura expiation. » (Sifra, sur Lévitique, 16,30) . On comprend alors le soin extrême et l'extrême scrupule qui doivent présider au repérage de la fête, dans le continu de la durée. On comprend la crainte et le tremblement théologiques propres à saisir le tribunal à l'idée d'une erreur d'évaluation, qui décalerait d'un jour la fixation du Kippour, au 9 ou au 11 Tichri, -alors que c'est le 10 justement, conformément au mouvement précis des sphères célestes, qui seul peut avoir cette valeur rédemptrice. Cette préoccupation est rendue dans l'exégèse par l'accent porté sur le démonstratif : « ce jour-ci », exactement, ou « ce mois-ci », exactement, à l'heure précise où sa lune vous apparaît dans le ciel...

B. La souveraine contingence

Il y a donc, d'un côté,  prescription de vérité : il faut la vérité , quitte à la faire bientôt faillir, il faut la ponctualité des saisons et des mois : saisir au plus juste le moment où la nature du jour bascule, sanctifier le temps en son irréversible.
Et pourtant, en regard de cette requête, de cette exigence de rigueur, un autre souci semble informer l'attitude des rabbins : celui des contingences et de l'événement multiforme. Données changeantes de la physis ou de la société, d'une géographie naturelle ou humaine : elles reviennent toutes à affirmer finalement les droits de l'éventuel contre la certitude, de l'hypothétique contre toute prétention unitaire, comme une brèche permanente dans la mathématique des supputations.
Le verset même qui servait à poser l'idéal du propre est renversé, exploité dans le sens d'un nécessaire retour au sensible, et d'une validation par la subjectivité : « ‘Ce mois-ci sera pour vous...'
Pour vous : c'est à vous que la responsabilité du témoignage est déférée.» (Roch Hachana, 22a).
La perception comme l'appréciation, également aléatoires, sont élevées au rang de critère, fondant par leur arbitraire une nouvelle échelle de valeurs. La frange d'approximation est reconnue comme telle, comme un risque assumé que la loi entérine, et dont l'institution prendra le relais : « Que ces dates soient fixées ou non à bon escient, elles sont déterminantes. » (Roch Hachana, 25a) L'autorité du tribunal saisit en son mouvement le flot fuyant des phénomènes, qu'elle endigue par sa décision, mais dont elle porte, du même coup, le signe en filigrane.

C. La stratégie d'Akiva

Cet apparent écartèlement entre transcendance et immanence, entre contingence et nécessité, ne pourra être dépassé sans un long apprentissage. Méditation dont le Midrach se fait l'écho en rapportant, par un récit devenu célèbre, la confrontation qui opposa Rabban Gamliel, président du Sanhédrin, à Rabbi Yehochoua sur la date du Kippour. Pour maintenir l'unité du rite à l'échelle de la nation, Rabban Gamliel exerce son autorité de la façon la plus rigoureuse : il impose à Rabbi Yehochoua de passer outre sa propre estimation, et de venir se présenter, avec armes et bagages, « son argent et son bâton », au jour même qui selon son compte devait tomber à Kippour.
Détresse de Rabbi Yehochoua devant l'immensité de la profanation. Il viendra pourtant s'incliner comme on le lui demande, au jour dit, pour lui solennel, et qu'il a le sentiment de transgresser.
La question du pouvoir institutionnel, ainsi ouverte, conduira finalement à la destitution de Rabban Gamliel . Mais ce n'est pas elle qui nous occupe ici. Ce que nous retiendrons, aujourd'hui, de l'épisode, est sa conclusion, moins souvent citée : à savoir l'étrange consolation que Rabbi Akiva, le grand conciliateur, tente d'apporter à son maître meurtri :
« Rabbi Akiva alla trouver Rabbi Yehochoua alors que celui-ci était plongé dans l'affliction. ... ‘Maître, pourquoi t'attristes-tu ainsi ?'L'autre lui répondit : ‘Akiva, plutôt être alité douze mois, que d'avoir à obéir à un tel décret !'. Akiva reprit : ‘Maître, me permets-tu de te rappeler l'un de tes enseignements ? (...). 'Fais donc.'
‘«Voici les solennités  (les jours de fête) de l'Eternel, convocations saintes, que vous célébrerez » (Lévitique, 23, 4) : la formule est répétée trois fois  : pour dire que c'est vous qui célébrerez (fixerez) ces moments ; vous seuls, quand bien même vous seriez dans l'erreur, quand bien même vous vous tromperiez sciemment, quand bien même on vous aurait trompés. ‘ Alors Rabbi Yehochoua s'exprima en ces termes  : ‘Akiva, tu m'as consolé, tu m'as consolé'. » (Roch Hachana, 25a.)
Dans ce récit, étonnant à plus d'un titre, Rabbi Yehochoua semble occuper concurremment les deux positions extrêmes du débat. Par sa conduite, il se fait le champion de la vérité : si son calcul s'est trouvé différent de celui de Rabban Gamliel, c'est qu'il a été plus méfiant dans l'examen des témoignages consacrant l'apparition de la lune. Le drame qu'il traverse est évidemment théologique, et son scrupule, renvoyé à l'espérance d'éternité qui le tenaille. Mais inversement, par son propre enseignement, que lui rapporte Rabbi Akiva, il paraît se ranger du côté de la convention : marquant le caractère définitif de la procédure légale, compte tenu de, et par-delà toute méprise. C'est cette conviction qui finira par le conduire, malgré qu'il en ait, devant le président du tribunal.
Sans doute faut-il comprendre que Rabbi Yehochoua vit ces deux polarités comme antithétiques, et dans un perpétuel déchirement. L'exégèse du verset, selon laquelle force de loi est donnée à toute décision, même inexacte, rendue publique par le Sanhédrin, répond aux exigences de la praxis : nécessité sociale, historique ou politique. Mais ce radicalisme de l'arbitraire s'oppose en tout point, semble-t- il, à l'autre postulation qui hante la conscience religieuse : celle du temps en son Idée même, l'absolu du jour soudain terni, et que rien ne saurait réparer.
On peut se alors demander ce qui, dans cette impasse, pouvait consoler R. Yehochoua : ce qui, dans la parole d'Akiva, lui revient différent de sa propre interprétation. Je proposerai de comprendre que l'intervention de Rabbi Akiva déplace l'opposition, en ramenant la marge tolérable de l'erreur à son principe ontologique : à sa valeur théologique de suppléance , au sens paradoxal où la fragilité du savoir humain qui préside au repérage des saintes célébrations vient ici suppléer à leur absolue solennité même.
«Voici les solennités de l'Eternel, convocations saintes, que vous célébrerez» : le verset enseigne que le temps est remis à la faiblesse humaine essentiellement, que les jours sont sanctifiés sous l'égide authentifiante de l'abus. Sainteté et approximation vont ainsi de pair dans l'intelligence des textes, selon une formule d'accommodation, une dépendance par rapport à la marge, qui règle le vrai sur sa dérive :
« Les anges du Service vinrent dire au Saint-Béni-Soit- Il : ‘Maître du monde, à quand fixeras-tu les fêtes, selon ce qui est écrit : « Tel est l'arrêt prononcé par la volonté des anges» (Daniel, 4,14) ?'Dieu leur répondit : ‘Vous et moi entérinerons la décision prise par Israël de grossir l'année, ainsi qu'il est dit : «Le Tout-puissant épousera ma cause  » (Psaumes 57,3) », et «Ce sont là les solennités de l'Eternel que vous célébrerez comme convocations saintes » (Lévitique, 23, 37) : qu'elles soient fixées par vous selon leur temps (réel) ou non, je n'en aurai pas d'autres '» (Chemot Rabba, paracha 15, 2 ).
Les très multiples versions de cette scène lui confèrent un caractère proprement canonique. La fixation des jours de fêtes s'y trouve déférée à l'homme, écarts compris, au titre du Créateur lui-même : à la fois confirmée spirituellement, et maintenue comme conjecture . A croire que « quelque part, quelque (essentiel) ne (pouvait) se remplir de soi-même, ne (pouvait) s'accomplir qu'en se laissant combler »  par son défaut.
Si Rabbi Yehochoua aspire au Kippour des cieux, il lui faudra accéder à cette difficile logique, familière à Rabbi Akiva, selon laquelle la date céleste est celle justement qui s'inscrit dans le peut-être, qui prend en compte sa propre indétermination. L'absolu devient, il rejoint asymptotiquement sa propre esquisse, l'intègrant sans la réduire, se confondant avec la faille inscrite dans sa représentation. Confie à Israël et aux fluctuations de l'histoire, gagnant par ce flou sa propre éternité.
Cette idée sera reprise dans la littérature ‘hassidique, où l'expression biblique mikraei, « convocations saintes », est reliée par le Peri Tzadik  à son homonyme  mikré, « événement » ou « hasard ». Les jours de fêtes et leur valeur de sainteté sont indexés à la circonstance, soumis à l'enchaînement des possibles. Equation introuvable au confluent de l'accident et de l'essence, « unité du hasard et de la nécessité, dans un calcul sans fin »  où la spiritualité n'est convocable que par le biais des conjonctures :
« Car en vérité ces jours de sainteté étaient préparés pour la Délivrance depuis les six jours de la Création — et pourtant leur détermination dépend du libre choix d'Israël, et des fluctuations de la lune  » (Peri Tzadik, parachat Emor, § 3, p. 83 a/2).

III. Le secret du Ibbour

A. La suppléance du suspens

Cette loi étrange du renchérissement de la Loi, « le fait que les enfants d'Israël puissent sanctifier le temps alors même qu'ils font erreur, dépasse notre perception logique » . C'est pourtant le sens générique de la procédure évoquée au début de cette analyse, où se condense et converge l'ensemble des lois relatives au calendrier : la technique symbolique du Ibbour (« conception »), marque la latitude laissée au tribunal rabbinique « d'arrondir » à sa limite supérieure le mois lunaire (qui comptera alors 30 jours et non 29), ou d'ajouter un treizième mois à l'année solaire - tel un embryon de lune en sa matrice apollinienne.
Cette flexibilité, cette surabondance du temps joue comme supplément au cœur de la règle, au double sens de défection et d'ajout . Le « secret » du Ibbour surimpose à l'exact un indice d'arbitraire, une germination par l'éphémère, qui produit l'altérité, qui relance et subvertit. Le trentième jour est jour en trop, nécessairement reconnu après le renouvellement effectif de la lune, et qui rend caduc, par sa prise en compte même, le rituel qu'il devait fonder.  Ainsi le moment juste est toujours déporté, saisi dans une structure d'hybridité, à la croisée perpétuellement déroutée de l'immédiat et du suspens. Le Ibbourtoujours l'emporte, déréglant l'agenda des saisons, ouvrant la brèche intarissable des ajournements légitimes :
« Rabbi Yehochoua ben Lévi enseigne : si la lune est apparue en son temps (c'est à dire au soir du 29ème jour, et que l'on ait besoin de différer d'un jour la néoménie ), on a le droit de troubler les témoins afin de retarder leur témoignage.  » (Roch Hachana, 20a).

B. L'excès du réel

A travers l'enjeu temporel, c'est toute l'existence mondaine qui est ici conviée, sollicitée dans sa confusion : on attend de la réalité qu'elle déconcerte, qu'elle déconstruise par son effervescence les raideurs idéelles, qu'elle boursoufle la vérité de l'intérieur. Nature luxuriante et incertaine, où le Projet se joue en son imprécision. Il y suffira du plus modeste dérapage, d'une maldonne infinitésimale où se révèle la part fécondante de l'impropre :
« Jusqu'où  vont les souffrances de ce monde ?
Rabbi Eleazar donne l'exemple d'un homme qui se serait faire un vêtement, pour trouver finalement que celui-ci lui tombe mal. (...) Selon Rav Zeïra, il y a plus infime encore : qu'on ait voulu verser à quelqu'un du chaud, et qu'on lui ait versé du froid, ou inversement (...) Le fils de Ravina va plus loin encore : ‘qu'il ait mis son vêtement à l'envers.'» (Arakhin, 16b).
Pour cerner l'essence déviante de ce monde, la difficulté même d'exister, le Talmud travaille le quotidien, au bord du négligeable : menues contrariétés qui suffisent à penser la condition humaine dans son principe, la douleur philosophique de l'à-peu-près. Souffrance dernière, au bord de vivre, presque insensible : réduite à ce pouvoir de perturbation que la législation appelle, et qu'elle accueille dans la gestation du Ibbour.
Il y a dans ce mode de penser, dans l'excès de la présence sur le présent, une option paradoxale, qui parie pour le réel, en sa surabondance. Qui se donne à l'inconnu sans réserve , au nom d'une concrétude que l'Eternel a voulue. Quelque chose dans la nature est à sauver, du côté de l'imperceptible, d'absolument aventureux  : dans sa déception même et sa mobilité, dans son opacité comme royauté dernière, comme parachèvement de l'inachevé ; où seulement peut s'inventer un nouvel état de Lumière  :
« La fin ultime de l'émanation des sphères et de leur descente, d'univers en univers (...) est d'atteindre à ce monde-ci, le plus inférieur (...), afin que la Lumière rayonne au lieu même de l'obscurité et de l'Autre . » (Rabbi Shnéour Zalman de Liadi, Likoutei Amarim, ch. 36).
Alors la spirale des temps s'ébranle. Au rythme anonyme du Chabbat, qui figure la stabilité métaphysique et l'éternel retour, l'homme juif vient apporter sa contribution : une 25ème heure, d'amplitude variable , que le rite nomme très précisément tosséfet Chabbat, le « supplément de Chabbat » ; aucune harmonie astrale ne peut la comprendre, car elle procède spécifiquement de l'humain. Le « surplus de chabbat » est cette part arrachée à la semaine que le juif reverse au rythme sidéral, sans quoi le 7ème jour serait compromis ; la part d'épaisseur concrète, de peine obscure qui féconde par son incomplétude, qui accomplit du fond de la terre l'espérance de plénitude soumise à l'autrement : «Bien que la sainteté du Chabbat soit par elle-même indépendante des mondes inférieurs, il s'y ajoute une force de sainteté supplémentaire qui lui vient d'Israël et du travail des jours dans le monde matériel.  » (Sefat Emet Al Hatora, Chabbat Hol Hamoed Pessa'h, 1871.)
Comme s'il y avait, dans la bourrasque de cette vie, dans ce tremblé mondain où les vêtements nous tombent mal et où les témoins mentent, un secret à prendre, une vérité du corps, toujours déphasée, qui fait fructifier les exactitudes.

C. La délivrance différée

Ce mystère s'éclaire dans la mystique juive, où le concept de Ibbour prend un sens plus large, comme la première des procédures de Réparation par quoi les Vases jadis brisés se recommencent. Le Ibbour ou réenfantement, écartement de soi vers une Lumière nouvelle, débordement consolateur, au ventre d'éternité ensemencement parasitaire.
Ainsi la Délivrance se produit d'une bouture impensée, elle- même surprenante par nature, toujours décalée, toujours désaxée par rapport à l'exactitude de notre désir. C'est pourquoi elle apparaît, dans la symbolique du Cantique, sous la figure d'un chevreuil bondissant, qui cabriole sur les collines, tantôt entrevu, tantôt invisible, qui saute par-dessus les collines, dans une perpétuelle distance, dans une différance irréductible.

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